Ma mère est arrivée en France en 1972, à Clichy-la Garenne, la veille de ses 16 ans. Moins d’une semaine après, elle travaillait déjà dans une clinique obstétricienne, où elle enchaînait les tâches – ménage, cuisine, distribution des repas aux patientes, changement des lits, etc. Par la suite, elle a également travaillé dans une usine d’emballage, puis en tant que nourrice dans une famille aisée avenue Foch, tandis qu’elle faisait en parallèle et depuis le début, des ménages dans des bureaux le soir.
Elle a emménagé pour la première fois dans une loge, avec mon père – chauffeur-routier à l’époque – en 1979. Mais ce n’était pas un temps-plein, elle devait toujours se rendre à l’autre bout de Paris en métro, bientôt avec mon grand frère dans les bras, pour travailler. Et la loge était petite : à peine 25 m2, avec WC dans la cour et sans aucune salle de bain. Mes parents et mon frère y ont vécu pendant six ans, avant que la loge dans l’immeuble deux numéros de rue plus loin ne se libère, en 1985. Un logement de 60 m2, avec possibilité de faire deux chambres, et une gigantesque hauteur sous plafond. Et surtout, une loge à temps plein. Comme pour beaucoup, cela a sonné comme un soulagement ; plus besoin de prendre les transports avec son bébé dans les bras pour aller travailler, possibilité de l’emmener et d’aller le chercher à l’école, et de continuer à faire des heures de ménage à côté…
C’est dans cette loge où je suis née, où j’ai vécu 25 ans, et où mes parents sont restés jusqu’à la retraite de ma mère, en décembre dernier. Je n’ai jamais connu le syndrome du fils de la gardienne dans le film La cage dorée, qui, face à ses camarades parisiens, a honte d’assumer le travail de sa mère. Pourtant, son histoire et la mienne ont plusieurs ressemblances : élevés dans un immeuble plutôt chic, avec des familles aisées qui partageaient souvent avec nous leur intimité (sans forcément qu’on le demande d’ailleurs !), mère totalement dédiée à son travail, scolarisés dans des établissements plutôt côtés et côtoyant donc des amis de « classes sociales » assez différentes.
Aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais eu honte de dire que j’étais fille de gardienne (à titre personnel, je n’ai jamais eu de problème avec le terme « concierge », mais je sais que ma mère préfère celui de « gardienne », choix que je respecte). Evidemment, la taille de notre logement n’était pas idéale dans une vie d’adolescente : la paroi qui séparait ma chambre de celle de mes parents n’allait pas jusqu’au plafond, et mon frère dormait dans une mezzanine dans le salon. Mais cela n’a pas empêché mes parents de me laisser accueillir à deux reprises ma correspondante allemande pendant une semaine complète, ou de me laisser inviter des copines (parfois toutes les semaines !) à dormir à la maison.
Petite, l’immeuble était pour moi un terrain de jeu. Je garde de très bons souvenirs de la distribution en porte-à-porte du courrier, lorsque j’accompagnais ma mère, qui sonnait alors à presque tous les appartements pour remettre enveloppes et colis en main propre. J’ai toujours été très chouchoutée par les propriétaires ; conseils pour l’école, pour mon orientation, confiance pour mes premiers pas en tant que baby-sitter, puis au fur et à mesure que les enfants grandissaient, confiance toujours pour que je les aide à faire leurs devoirs, bouclant la boucle.
Je pense aussi bien sûr à « Mamie et Papi », comme je les appelais : un couple, sans enfants, qui m’accueillaient à bras ouverts pendant que ma mère faisait le ménage. Je rêvais alors de jouer du piano, mais c’était (et c’est toujours) un instrument volumineux et cher. Ils en avaient justement un dans leur appartement ; ils m’ont patiemment appris quelques notes et quelques morceaux ; une fierté pour moi. Jusqu’à leur départ en maison de retraite, loin de Paris, ils ont participé à tous mes anniversaires en famille.
Evidemment, il n’y a pas que des aspects positifs : le manque d’intimité – et de tranquillité ! – lorsque l’on sonnait nuit et jour à la porte « Vraiment désolé, j’ai oublié mes clés ; vous pourriez me donner le double ? », « Ma femme est tombée, votre mari peut-il venir l’aider à se relever ? » - Sollicitations auxquelles mes parents ont toujours répondu positivement, et avec le sourire. Car pour eux – et pour moi aussi - , c’était le métier : « rendre service », au-delà des missions « officielles ». Aujourd’hui, dans mon quotidien et dans ma vie professionnelle, je pense et essaie d’être quelqu’un de serviable, dans le vrai sens du terme. Cela n’a pas un sens péjoratif, justement car ma mère m’a appris que c’était justement ce qui donnait de la valeur aux relations humaines. Et j’ai vu que, souvent, cela nous était rendu. Certains propriétaires ont développé de vrais liens d’amitié avec ma mère, avec qui ils partageaient leur vie, leurs secrets. Mes parents ont été invités aux baptêmes d’enfants de l’immeuble, et c’est au tour de jumelles de l’immeuble d’appeler mes parents « Mamie et Papi », même après leur départ de la loge. Et en parlant de départ, autant vous dire que ma mère a eu droit à un superbe pot, offert par les propriétaires (mais elle avait quand même fait des rissois et des pasteis de bacalhau, bien sûr !), et à de très beaux cadeaux.
Quitter la loge a été plus difficile que prévu – et ce même pour mon frère et moi, pourtant partis depuis plusieurs années. J’ai réalisé que c’était la dure vie de gardienne : on lui offre la retraite, mais on lui prend aussi sa « maison », car c’est ce qu’était pour nous la loge, au même titre que notre maison au Portugal. Mais restent les souvenirs, les valeurs apprises, les relations entretenues avec certains propriétaires… et un piano. Et oui : après le décès de mes « Mamie et Papi de l’immeuble », leur famille a décidé de m’offrir le piano, qui sera bientôt dans ma chambre au Portugal.
Aujourd’hui, mes parents profitent du repos bien mérité à Carregal do Sal. Depuis toute petite, j’ai entendu mes parents discuter de la possibilité de quitter la loge, pour partir vivre dans un plus grand espace, plus loin de Paris. Mais ma mère a toujours voulu offrir à mon frère et moi le meilleur, et je sais à quel point elle a travaillé avec courage et sans relâche pour que ce soit le cas. Cet hommage lui est donc bien évidemment dédié, et la conclusion toute trouvée : je suis fière d’être fille de concierge (mais oui maman, ce mot est très bien !).
Magali Madeira
Ce témoignage m'a beaucoup touché car moi aussi j'ai été gardienne (Éh oui comme vôtre maman je n'aime pas "concierge ").Mais je ne suis pas restée aussi longtemps qu'elle ;à la naissance de mon troisième enfant nous sommes partis vivre dans la maison où nous habitons toujours.
Malgré le temps qui passe nous sommes toujours amis avec certains habitants de cette résidence car nous avions établi un très bon climat autour de nous et nous garderons toujours un souvenir ému de cette belle expérience
Rédigé par : Marie-Hélène Coutinho | 15/07/2017 à 23:41