"48" décrit les 48 ans de la dictature de Salazar sur le Portugal et ses colonies à travers des archives photo des opposants arrêtés et torturés
Quel est le point de départ de ce film ?
J’ai d’abord fait le film Procès-Criminelle 141/53, un film sur les années de la dictature au Portugal. C’est à ce moment là que j’ai commencé à avoir un rapport avec les images d’archives et à m’intéresser à l’Estado Novo. Je suis entrée dans les archives de la police politique et j’y ai vu de grands albums d’identification des prisonniers politiques, ils contenaient uniquement des photos de casier judiciaire. Ces albums constituent une sorte de traité des passions humaines, de l’individu emprisonné : on y voit la peur, l’orgueil, le courage, la tristesse. Ces images m’ont beaucoup troublé. Elles sont le point de départ de Nature morte-Visages d’une dictature. J’ai eu l’idée de 48 pendant ce tournage.
Le récit des anciens détenus découle de l’impact provoqué par la découverte de leurs photos… Comment êtes vous entrée en contact avec ces personnes ? Ont-elles facilement accepté de redécouvrir ces photos, d’en parler ?
Pour filmer ces clichés je devais obtenir l’autorisation de tous les prisonniers, pour des questions de droit à l’image, ce qui me semble incroyable : car lorsque ce droit est appliqué à des photographies prises par la police politique d’une dictature, un effet pervers peut se produire, l’impossibilité de la divulgation des images elles-mêmes… J’étais donc obligée de parler avec chaque prisonnier, j’ai commencé à écouter leurs histoires. Certaines images en particulier m’ont donné envie de faire ce film : l’image de la jeune fille qui sourit, ou celle de l’homme chauve par exemple. On a vraiment besoin de leurs paroles pour comprendre le sens de ces images. Tout à coup, je me suis rendu compte que ces images avaient une histoire qu’on peut voir, comprendre, si on commence à fouiller. Alors, on arrive une autre vision de ce qui s’est passé pendant l’emprisonnement. C’est vrai que c’était difficile pour eux mais Nature Morte… a été très important car il a contribué à rendre visibles les prisonniers politiques portugais. Il y a une sorte d’oubli de la dictature, on a beaucoup de problèmes avec notre mémoire. Quand j’ai commencé 48 ils me connaissaient déjà très bien. Il y avait un rapport de confiance. Une des personnes du film a parlé pour la première fois de sa vie. Elle m’a dit qu’elle avait parlé dans 48 parce qu’elle avait beaucoup aimé Nature morte. D’autres personnes aussi m’ont raconté des choses qu’elles n’avaient encore jamais raconté à personne.
Quelle est la fonction de ce rythme de montage, particulièrement lent ?
Toute la démarche du film est là : montrer l’image et pouvoir la voir vraiment. Ces photos représentent le seul et unique moment où l’on peut entrer dans la prison et voir le détenu dans le cadre de son emprisonnement. Il y a un temps où le prisonnier regarde le bourreau. C’est tout cet ensemble qui compte, nous entrons dans un espace clos. Il y a aussi un vrai travail de montage sur la voix et sur le temps, sur les pauses, celles que les anciens prisonniers font lorsqu’ils réfléchissent, et celles que j’ai choisi de faire moi-même en les articulant avec le temps de l’image. C’était un travail très difficile : couper jusqu’à ce qu’il ne reste qu’un mot, ce mot là exactement et pas un autre, raccourcir le discours des prisonniers de façon à ce qu’on puisse vraiment prêter attention aux mots prononcés, arriver à l’essentiel du discours. Pour avoir cette attention sur les paroles, il faut que ces mots puissent vivre dans le temps. Il y a aussi d’autres sonorités, des soupirs, des sons apparemment secondaires mais qui, dans ce film, sont primordiaux. L’espace cinématographique du film est créé par le son et par le silence. J’ai laissé la place au silence pour chaque prisonnier, on ne voit pas son visage actuel mais on écoute le son du corps, on a une appréhension plus sensorielle du corps. On sent vraiment une présence physique, puisque c’est aussi un film sur le corps.
Qu’est ce que ce film peut nous dire sur la société portugaise contemporaine ?
Le film nous parle de l’existence ou non de traces, d’archives, sur les photos des prisonniers africains par exemple. Où sont-elles aujourd’hui? Quel est notre rapport avec le passé ? Il y a eu une révolution mais certaines choses ont continué. Les agents de la police politique ont été réintégrés dans la société. Aujourd’hui on a encore des traces de la mentalité de la dictature. Il n’y a pas eu de vraie rupture. Aujourd’hui, le siège de la police politique est devenu un immeuble de luxe. Ce n’est pas un lieu de mémoire, un musée. Je pense que c’est vraiment symbolique de notre rapport à la mémoire de cette dictature. C’est donc cela l’autre démarche du film, opérer le croisement entre le passé et le présent. Ainsi se pose la question de la mémoire : elle est le passé mais elle s’inscrit dans notre présent.
Propos recueillis par Laetitia Antonietti pour le blog.cinemadureel.org
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